Les pénalités commerciales? Kim Jong un
s'en fout!
Deux nouvelles séries de sanctions des Nations Unies
ont été adoptées contre la Corée du Nord depuis le début du mois d'août,
dont des restrictions ou des interdictions totales portant sur les exportations
nord-coréennes de fer, de charbon, de plomb, de fruits de mer, de textiles et
de main d'œuvre, ainsi que sur les importations de pétrole nord-coréen. On
espère que ces mesures vont finir par mettre la Corée du Nord à genoux, ou du
moins à la table des négociations.
C'est pur fantasme. Si la Corée du Nord va très
probablement souffrir de ces sanctions, elles ne sauraient en aucun cas
produire l'effondrement économique espéré, car l'économie nord-coréenne s’est
depuis longtemps adaptée afin de résister –et même de prospérer– face à de
telles difficultés.
Un royaume pas si ermite
Il serait bien sûr exagéré de suggérer à l’inverse que
grâce à ces sanctions, la Corée du Nord est en plein essor –les
problèmes de malnutrition y sont importants, surtout en dehors de Pyongyang,
une grande partie du réseau de transport interne est en panne, et les célèbres
images satellitaires prises la nuit de la Corée du Nord de nuit suggèrent que
l'électricité demeure un luxe dans les campagnes. Pourtant, selon la
banque centrale sud-coréenne, l'économie officielle de la Corée du Nord a
connu une croissance de 3,9% l'an dernier, Pyongyang connaît un boom dans le
secteur de la construction, et le pays semble combler chaque année toujours un
peu plus son écart avec la Chine.
Cela s'explique en partie par le fait que la Corée du
Nord, malgré sa réputation internationale de «Royaume Ermite», n'est pas si
isolée qu’il y paraît. La Corée du Nord est certes depuis longtemps un paria
sur le plan politique et se livre à des actes de provocation qui minent sa
réputation au sein de la communauté internationale, mais elle a survécu sur le
plan économique en se connectant de manière créative au reste l'économie
mondiale et en bâtissant des réseaux commerciaux étonnamment solides avec le
monde extérieur. Les Nord-Coréens, de la base de la société jusqu'au sommet,
comptent parmi les entrepreneurs les plus adroits du monde moderne.
De l'argent par tous les moyens
Suite à la grande famine des années 1990, qui a vu
l’effondrement de la société et a contraint les citoyens à se débrouiller
seuls, la Corée du Nord est devenue un pays où tout le monde s'efforce de gagner
de l'argent par presque tous les moyens qui permettent de survivre. Presque
toutes les organisations du pays, qu'elles soient publiques ou privées,
génèrent des revenus d'une manière ou d'une autre et ont donc fait en sorte de
s’adapter pour échapper aux sanctions, aux prédations du gouvernement
nord-coréen, au gouvernement chinois ou aux trois.
Au sommet, les entreprises d'État –qui sont la cible
des sanctions de l'ONU en raison de leur implication dans la vente d'armes à
l'étranger et de la dotation du pays des moyens de produire des armes de
destruction massive– ont mis au point des méthodes sophistiquées pour échapper
aux sanctions et notamment des réseaux de sociétés écran en perpétuelle
évolution avec de faux numéros d’enregistrement, des comptes bancaires
multiples et des documents officiels erronés ou volontairement flous.
À travers le monde, les ambassades de Corée du Nord sont
devenues les lieux d’opérations de sociétés écrans et de courtiers d’hommes
d'affaires clandestins, où se concluent nombre d’accords secrets. Mais le plus
bel exploit sans doute, c’est d’être parvenu à faire en sorte que des personnes
étrangères à la Corée du Nord échappent aux sanctions à leur place.
Tout est à vendre
Ainsi, ce sont des entreprises étrangères qui gèrent la
quasi-totalité des achats et des ventes ainsi que la chaîne logistique mondiale
jusqu'à la frontière nord-coréenne, de sorte que le rôle exact de la Corée du
Nord est impossible à déterminer sans des enquêtes approfondies. Les
Nord-Coréens n’ont alors plus qu’à trouver le moyen de récupérer l’argent qui
leur est dû et à acheminer les biens depuis ou jusqu’à la frontière.
Pour résumer: les Nord-Coréens ont créé de multiples
petites entreprises privées non enregistrées, qui achètent et vendent des
marchandises sur les marchés privés et sont en charge de leur commerce
extérieur, principalement avec la Chine et la Corée du Sud. En Corée du Nord,
tout est à vendre, y compris le statut de société d'État: la Corée du Nord
continue en effet d'interdire les entreprises privées, et les sociétés privées
se déguisent donc en sociétés d'État, le propriétaire initial étant engagé
comme gestionnaire par le fonctionnaire d'État référent, ce qui lui
permet ainsi d’obtenir une protection politique moyennant une redevance et une
ponction de ses bénéfices.
Ed JONES / AFP
Les Nord-Coréens ont également bâti de puissants réseaux
de contrebande, avec le consentement tacite de la population et des Chinois,
des entreprises et des représentants du gouvernement. C’est tous ensemble
qu’ils ont mis au point une série de moyens permettant de passer la frontière
entre la Chine et la Corée du Nord. Durant l’été, des bateaux traversent le
fleuve Yalu (à l’ouest) et le fleuve Tumen (à l’est), et en hiver, quand les
fleuves sont gelés, ce sont des camions qui roulent sur la glace, tandis que
des gardes frontières soudoyés regardent ailleurs. En mer, les passeurs chinois
rencontrent leurs partenaires nord-coréens dans les eaux internationales, pour
procéder à des échanges.
Un terrain politique instable
Un des trafiquants à qui nous avons pu parler a ainsi
conclu un accord avec les autorités locales chinoises pour qu'un certain
pourcentage de ses marchandises soit saisi lors de chaque campagne de
répression de la contrebande, afin qu'il puisse continuer à travailler et que
les autorités respectent les quotas de saisie imposés par leurs supérieurs. Par
ailleurs, ceux qui commercent en toute légalité dissimulent régulièrement des
marchandises de contrebande dans leurs cargaisons qui franchissent les points
de contrôle dans l'espoir que les marchandises illicites compensent le
coût prohibitif des activités commerciales en Corée du Nord.
Ironie de l’histoire, les réseaux qui organisent la
contrebande entre la Corée du Nord et la Chine sont précisément efficaces parce que la Corée du Nord est
totalement prise dans une nasse économique. D’après des recherches conduites
avec Yaohui Wang à l'université du Kansas, une grande partie du commerce de la
Corée du Nord, qu’il s’agisse de minerais, de textiles ou de fruits de mer,
était déjà un commerce de contrebande, avant même l'imposition de sanctions à
ces marchandises.
Cela vient en grande partie des déficiences politiques et juridiques
qui entravent depuis longtemps les marchés nord-coréens. De nombreux
commerçants préfèrent la contrebande, sanctions ou pas, car elle leur permet de
minimiser l'impact de l'instabilité politique de la Corée du Nord. Car sous ses
dehors monolithiques, le gouvernement nord-coréen est régulièrement le théâtre
de revirements politiques soudains et préjudiciables –la réforme monétaire de
2009, qui a vu le won
nord-coréen réévalué (100 won
valait désormais 1 won!),
en est un exemple. Mais Kim Jong Un, connu pour ses purges régulières de
dignitaires potentiellement déloyaux et pour ses remaniements constants du
personnel de sécurité et du commerce extérieur, a rendu la Corée du Nord encore
plus incertaine qu’autrefois.
L'importance de la contrebande
Notre recherche a démontré que si les commerçants
s’adonnaient à la contrebande de fruits de mer, c’était aussi parce que leurs
cargaisons seraient gâtées s’il fallait passer par les postes frontières, la
douane, tout en arrosant les fonctionnaires nord-coréens corrompus. Les
commerçants passent également des minerais en contrebande (c’était jusqu’à
récemment la principale matière exportée par la Corée du Nord) parce que les
sociétés d'État ayant accès aux minerais n’arrivaient pas toujours à obtenir du
gouvernement nord-coréen l’autorisation de les vendre.
Des commerçants ont également introduit clandestinement de
la nourriture et des médicaments en Corée du Nord car le gouvernement
nord-coréen contrôlait et limitait l'accès de la population à la nourriture et
aux médicaments. Ils ont également fait clandestinement sortir de l'or du pays
vers la Chine, car certains hommes d'affaires et fonctionnaires nord-coréens
souhaitaient accumuler des réserves de devises au cas où ils auraient eu besoin
de s’enfuir rapidement. Cette contrebande est très importante. Selon un
commerçant que nous avons interrogé, 70% des biens commerciaux traversant la
ville de Dandong, la principale ville chinoise à la frontière nord-coréenne,
sont des biens de contrebande.
Mais ce qui est sans doute le plus surprenant, c’est que
si l'activité commerciale nord-coréenne prospère malgré le gouvernement
nord-coréen, et non à cause de lui, il parvient malgré tout à tirer profit des
activités qu'il tente officiellement de réprimer. Pour faire des affaires en
Corée du Nord, légales ou pas, il faut arroser les fonctionnaires de
pots-de-vin et accepter une ponction de ses profits en échange d’une protection
politique.
Ces fonctionnaires, qui n’ont guère d’autre choix que de
profiter de leur position et de participer à des activités parallèles pour
survivre, doivent évidemment arroser leurs supérieurs pour qu’ils ferment les
yeux et ainsi de suite, jusqu’au plus haut sommet de l’État. Ainsi, en plus
d’avoir fait preuve d’une belle capacité d’adaptation pour contourner les
sanctions, le gouvernement nord-coréen dispose de sources de revenus en
provenance des biens qui ne sont pas frappés par les sanctions et par la
contrebande.
Le rôle clé de la Chine
Le développement économique de la Corée du Nord n’est pas
sans conséquences politiques: Kim peut en effet adopter plus sereinement un
comportement susceptible de lui attirer des sanctions puisqu’il sait que ses
revenus ne vont pas s’assécher et que les Nord-Coréens trouveront toujours le
moyen de survivre, quelle que soit la sévérité des sanctions.
KIM WON-JIN / AFP
La Corée du Nord peut certes s’adapter, mais pas de
manière infinie, et la Chine a entrepris quelques démarches visant à rendre
plus difficile, par Pyongyang, le contournement des sanctions. Des centaines de
sociétés commerciales nord-coréennes se sont installées dans la région
frontalière chinoise afin de traiter avec leurs homologues chinois sans avoir à
se déplacer en Corée du Nord. Les récentes décisions chinoises de mettre fin
aux joint-ventures sino-nord-coréennes, d'encourager les entreprises chinoises
à quitter la Corée du Nord et de chasser les entreprises nord-coréennes de
Chine, si elles devaient être appliquées, auraient pour effet premier de faire
s’effondrer tout ce système visant à pallier les dysfonctionnements de la Corée
du Nord.
Si les autorités frontalières chinoises ne se sont
jusqu’alors guère souciées de la contrebande en Corée du Nord, et même en Chine
tant que les passeurs ne tentent pas de transporter de la drogue ou des armes,
un tel laxisme pourrait également prendre fin. Au cours du mois dernier,
certains rapports publiés par des hommes d'affaires chinois indiquaient que les
réseaux de contrebande et les marchés privés nord-coréens qu'ils
approvisionnaient étaient en difficulté, au moins temporairement, en raison des
mesures de rétorsion commerciales prises par la Chine.
Et maintenant?
Mais au vu de la robustesse des réseaux commerciaux nord-coréens,
il faudrait que la Chine et la Russie interdisent officiellement tout commerce
à travers leurs frontières respectives et qu’elles organisent des patrouilles
tout du long de ces frontières (et notamment dans les montagnes) afin de faire
cesser les activités des contrebandiers –tout en patrouillant dans leurs eaux
territoriales afin de s’assurer que des navires n’entrent ni ne sortent de
Corée du Nord avec des cargaisons. Pour faire court, il faudrait un embargo.
Si la Chine n’est jamais allée
aussi loin dans ses sanctions contre la Corée du Nord, son objectif en les
adoptant n’est évidemment pas de provoquer l’effondrement de la Corée du Nord
mais de lui signifier son mécontentement et de contraindre Pyongyang à revenir
à la table des négociations. Au cours de notre enquête, nous avons pu constater
que tant les commerçants que les représentants des autorités chinoises de la
zone frontalière ne nourrissaient pas de bons sentiments à l’égard de la Corée
du Nord. Mais leur avis compte bien peu à Pékin. Couper vraiment la Corée du
Nord du reste du monde nécessiterait un changement complet de la stratégie
chinoise, un changement qui, pour l’instant, semble peu probable.
Justin Hastings, traduit par Antoine Bourguilleau —
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