Des habitants de Saada inspectent les dégâts après un bombardement, le 6 janvier 2018 au Yémen. Photo AFP |
Pour «Libération»,
Kenneth Roth, le directeur de l'ONG revient, à l'occasion de la publication de
son rapport annuel, sur les combats de son organisation qui fête ses
40 ans.
Kenneth Roth est le
secrétaire général de l’ONG de défense des droits de l’homme Human Rights
Watch. Il revient pour Libération sur l’évolution de la
lutte pour les droits humains pour laquelle son association, lancée il y a 40
ans, milite sans relâche. Entretien, à l’occasion du rapport annuel de
l’organisation lancé le 18 janvier, pour la première fois à Paris.
«La montée en puissance de
populistes autoritaires paraît moins inéluctable qu’elle ne l’était il y a un
an»,écrivez-vous d’emblée en
introduction de votre rapport. Mais simultanément, de grands pays démocratiques
ont abaissé leur ambition et laissent prospérer un champ anti-droits humains…
Les
forces derrière les populistes sont toujours là. Il y a toujours des gens
laissés derrière par les bouleversements économiques et les inégalités causées
par la mondialisation. Des citoyens effrayés par les migrations dues aux guerres,
à la répression, à la pauvreté et au changement climatique. Des hommes et des
femmes victimes de la répétition traumatisante d’attaques terroristes. Ces
symptômes sont exploités par les démagogues pour alimenter la xénophobie et
l’islamophobie. Pour diaboliser les minorités et attaquer les droits humains.
Mais la résistance aux populismes augmente et permet de freiner leurs agendas.
(Photo Rémy Artiges)
Un des exemples les
plus édifiants ?
La
France, justement. Dans d’autres pays européens – Autriche et Pays-Bas,
notamment – les candidats aux élections générales du centre et du centre
droit ont concurrencé les populistes en adoptant bon nombre de leurs positions.
Ils espéraient peut-être barrer l’attrait des populistes, mais au final, ils
n’ont fait que renforcer et légitimer leur message. Macron a choisi une
approche différente pendant sa campagne présidentielle. Il a défendu les
principes démocratiques et repoussé les efforts du Front national pour fomenter
la haine contre les musulmans et les immigrés.
N’y a-t-il pas un
discours à géométrie variable de la France, qui peut parler droits de l’homme
avec la Russie ou la Turquie, mais taire ces questions avec la Chine ou
l’Arabie Saoudite ? Et en interne, institutionnaliser l’Etat d’urgence ou
promouvoir une politique très sévère vis-à-vis des migrants.
Le
bilan est pour le moins contrasté. Et manque de cohérence, en dépit des
promesses formulées lors de la campagne. Macron a eu des positions très fortes
sur les politiques autoritaires de la Pologne, de la Hongrie ou du
Venezuela ; très faibles avec Pékin lors de sa visite d’Etat, sur les
responsabilités de Riyad sur le massacre en cours au Yémen, ou la grande
régression démocratique en Egypte. La défense des droits de l’homme ne peut
être basée sur des doubles standards. Et elle ne peut expliquer
l’institutionnalisation dans la loi de l’Etat d’urgence, même au nom de la
lutte contre le terrorisme. Elle ne peut pas non plus tolérer un discours qui
revient à décourager les demandeurs d’asile à chercher refuge en France, ou qui
défend une police pourtant à l’origine de violences inacceptables à Calais.
Quel danger réel
représente Trump et quel impact peut-il avoir sur la marche du monde et le
clivage de la société américaine ?
C’est
un désastre total. Donald Trump a remporté l’élection présidentielle avec cette
même campagne de haine contre les immigrants mexicains, les réfugiés musulmans
et d’autres minorités raciales et ethniques, et avec un mépris évident pour les
femmes. Mais une réponse forte est venue de groupes civiques, de journalistes,
d’avocats, de juges, de nombreux citoyens et même d’élus du parti républicain.
A l’arrivée, la résistance a limité les dégâts : il n’a pas imposé son «Muslim
Ban» [un décret anti-migration qui vise à interdire l'entrée
sur le territoire de ressortissants de six pays dont la population est
majoritairement musulmane ndlr], n’a toujours pas pu
remettre en cause l’Obamacare, n’a pas pu renvoyer les personnes transgenres de
l’armée et même, dans certains cas, expulser des immigrés résidents de longue
date.
Une vision un rien
idéaliste ?
Non,
car il a réactivé une politique cruelle et décriée d’incarcération massive des
délinquants, en assouplissant le contrôle des abus commis par la police ou a
réduit le financement mondial pour la santé reproductive des femmes. Il a brisé
bien des tabous, sur la xénophobie, le racisme. Or, les tabous existent pour
une bonne raison. Une fois brisés, ils sont durs à rétablir. Après, quand il est tellement dans la caricature vulgaire, et
parle des «trous à rats» («shitholes
countries»), il provoque des réactions qui
reviennent à l’isoler, à l’étranger comme aux Etats-Unis. De même, son soutien
aux autocrates ou son amputation du budget du département d’Etat (ministère des
Affaires étrangères, ndlr), à la dérive, n’est pas forcément tenable.
A l’image du silence
des grands pays occidentaux sur la répression des Oromos en Ethiopie, ou la dérive de la «guerre contre la
drogue» aux Philippines, les pays développés privilégient-ils la lutte contre
le terrorisme à la défense des droits humains ?
Oui,
c’est juste. C’est d’ailleurs le cas d’Emmanuel Macron, qui est très loquace
sur les droits de l’homme mais très silencieux lorsqu’il s’agit de la lutte
antiterroriste ou des intérêts économiques de la France. Si la France ne milite
pas pour une enquête internationale sur le Yémen, c’est précisément en raison
des liens dollarisés qui la lie à l’Arabie Saoudite. La même cécité
prévaut avec le Congo-Brazzaville.
Quelle devrait être
la politique la plus équitable et humaine vis-à-vis des migrants ?
Il faut
prendre exemple sur le Canada, de loin le pays qui a une réelle tradition
d’accueil des migrants. Qui s'accepte comme multiculturel et a vu son Premier
ministre accueillir des réfugiés syriens en personne à l’aéroport. Et
contrairement à l’Allemagne, il y a un large consensus citoyen pour que cela se
passe ainsi. Le Canada, c’est une sorte d’anti-Australie, le pays le plus dur.
Un pays qui est allé jusqu’à transférer dans un centre de rétention sur l’île
de Manus en Papouasie-Nouvelle-Guinée des centaines de réfugiés et de
demandeurs d’asile…
De fait, 2017 aura
aussi été marquée par l’activisme sur les droits humains d’États de petite et
moyenne taille…
Certains
ont manifesté une volonté impressionnante de prendre le leadership lorsque les principales puissances restaient
silencieuses face aux atrocités de masse commises au Yémen ou tentaient même
d’entraver les efforts pour y répondre. L’idée d’une enquête a reçu au mieux un
soutien mitigé de la part des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France, tous
d’importants fournisseurs d’armes de l’Arabie Saoudite. Aucun ne souhaitait
prendre position publiquement. Face à ce silence, les Pays-Bas sont intervenus
et ont ouvert la voie, avant d’être rejoints par le Canada, la Belgique,
l’Irlande et le Luxembourg. L’Arabie Saoudite a menacé de rompre les liens
diplomatiques et économiques avec toute nation soutenant l’enquête. Toutefois,
en partie à cause de cette menace, l’Arabie Saoudite a été contrainte
d’accepter l’ouverture d’une enquête de l’ONU.
Comment interpréter
les attaques dans le monde sur les femmes, notamment sur l’avortement, et,
parallèlement, les avancées sur le nombre de pays qui adoptent des lois sur le
mariage pour tous ?
Le
progrès n’est jamais linéaire. Si vous prenez la lutte LGBT, on n’a jamais eu
autant de progrès dans le monde grâce à l’essor de sociétés civiles proactives.
En même temps, le mouvement est devenu plus visible. Et plus il l’a été, plus
la réaction face à son essor l’est. La répression à son égard est souvent
utilisée par des dirigeants pour masquer leur propre échec, comme au Nigeria,
en Ouganda, ou en Tchétchénie. L’homophobie peut donner parfois l’impression de
progresser : mais jamais les droits des
LGBT n’ont globalement connu autant de succès dans l’histoire.
Est-ce aussi
valable pour la lutte pour les droits humains, et, au-delà, l’universalisme des
valeurs démocratiques ?
Il est
difficile de généraliser. Mais prenez l’Amérique latine : il n’y a pas si
longtemps, c’était, comme en Argentine, au Brésil ou au Chili, le pré carré des
généraux et des dictatures. Pareil en Asie, de l’Indonésie à la Corée du Sud,
où des régimes autoritaires saignaient la population. En Afrique, aussi : le président
de la Gambie, Yahya Jammeh, a perdu une élection libre et équitable contre
Adama Barrow, et lorsqu’il a refusé de reconnaître les résultats, il a été
démis de ses fonctions sous la menace des troupes ouest-africaines. Le
président du Zimbabwe, Robert Mugabe, a lui été évincé par un coup d’État, même
s’il a été remplacé par son ancien vice-président, Emmerson Mnangagwa, un
leader militaire au lourd bilan en matière d’abus.
L’Afrique
dites-vous, «a certainement apporté l'une des réponses les plus encourageantes
aux autocrates anti droits humains». Pourquoi ?
La
défense africaine des droits humains a été particulièrement impressionnante
face aux attaques populistes contre la justice internationale. Il y a un an à
peine, de nombreux dirigeants africains, certains avec du sang sur les mains et
craignant des poursuites judiciaires, complotaient en vue d’un retrait massif
de leur pays de la Cour pénale internationale (CPI), perçue comme antiafricaine
et néocolonialiste. A l’arrivée, la menace de retrait massif a fini par
échouer, grâce, là encore, au poids des sociétés civiles. Seul le Burundi s’est
retiré de la CPI, dans une tentative au final infructueuse de stopper l’enquête de la cour sur des crimes contre l’humanité présumés
commis sous la présidence de Pierre Nkurunziza. Il n’en reste pas moins
que beaucoup de régimes autoritaires du continent cherchent, comme dans
certains pays occidentaux, à diaboliser des minorités pour qu’ils servent de
boucs émissaires à leurs problèmes.
De façon générale,
n’assiste-t-on pas à un essor de «démocratures», de régimes libéraux
économiquement, mais antilibéraux politiquement ?
Il y a
eu manifestement des progrès économiques et même parfois sociaux au Rwanda, en
Ethiopie, en Turquie ou en Chine. Mais quand on regarde ce qu'il se passe sous
le rideau de ces avancées, cela peut s’avérer dévastateur. Exécutions de
criminels en prison. Intimidation ou emprisonnement d’opposants ou de leaders
de droits humains. Musellement et arrestations de journalistes ou
d’avocats, etc.
Quels sont les pays
où vous ne pouvez pas vous rendre et ceux qui sont les plus virulents à votre
égard ?
Nous ne
sommes pas en Corée du Nord. Et nous sommes toujours interdits de fouler le sol
de l’Iran ou de l’Erythrée. L’accès aux pays du Golfe reste sporadique. Pour le
reste, certains Etats comprennent aussi l’intérêt qu’ils ont à dialoguer avec
nous. C’est le cas de l’Ouzbékistan, par exemple, qui vient de nous permettre
de travailler : un premier pas, modeste, mais encourageant. Les plus
virulents restent Israël et le Rwanda : ils nous permettent d’enquêter
mais attaquent systématiquement tout ce que l’on peut écrire sur leur pays.
Nous restons factuels. Impartiaux. Objectifs. Pas question de dégrader la
vérité. Nous n’avançons rien sans preuve. En cela, nous sommes comme vous,
journalistes…
Pourtant, la bataille autour des «fake news» sur les réseaux
sociaux,notamment, bat son plein. Est-ce un handicap pour vous ?
Il y a
toujours eu de la propagande. Avec les médias sociaux, cela permet à des Etats
de s’affranchir des médias traditionnels en jouant sur une relation directe
avec le peuple. Mais les médias sociaux nous permettent aussi de communiquer et
de toucher beaucoup plus de personnes qu’auparavant. 3,5 millions nous suivent
sur Twitter et Facebook. Il y a encore cinq ans, on publiait un rapport. Et
point. Désormais, les réactions n’ont rien à voir. La moitié des visiteurs de
notre site viennent depuis les réseaux sociaux.
HRW va fêter ses 40 ans. Vous avez grossi par deux tous les
5 ans, vous comptez plus de 400 salariés, publiez un rapport tous les
trois jours. Voulez-vous grandir davantage ? Quelles sont vos prochaines
campagnes ?
On va
multiplier les travaux et les enquêtes sur le business et les droits humains,
l’environnement et les droits humains, les droits des minorités - femmes,
enfants, migrants, LGBT, et même les vieillards dans les maisons de retraite.
On vient aussi de lancer un nouveau programme sur l’intelligence artificielle
et un autre sur les cautions dans le système judiciaire, qui sont caractérisés
par des préjugés sociaux ou racistes. Après, on veut encore grandir : la
lutte pour les droits humains n’a pas vraiment de limites.
De plus en plus
d’ONG militent pour un traité international contre l’impunité des
multinationales. Comment voyez-vous l’évolution de ce combat ?
C’est
une bonne chose. Quand on a commencé à travailler sur ces questions, les PDG de
grandes firmes nous regardaient en levant les yeux au ciel : «Les droits
de l’homme ? De quoi parlez-vous ? Vous vous en occupez, moi, je
m’occupe de faire des profits pour mes actionnaires.» Désormais, tous savent
bien que la donne a changé, que la sensibilité a évolué et qu’ils peuvent payer
très cher des violations ou des abus. Reste à encadrer cela. Travailler sur
l’impunité avec laquelle ils renvoient à des sous-traitants lorsque des drames
se produisent. Comme lors du Rana Plaza au
Bangladesh [1 200 morts en 2013 dans
une usine textile, ndlr]. Cela a été un wake-up call. Reste à voir la transparence et la vigueur de cet effort
dans les années à venir.
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