Après un
mois de soulèvement populaire, l'opposant Nikol Pachinian remporte un pari
inédit dans l'espace postsoviétique.
Une révolte existentielle s'est levée en Arménie. A la
grande différence des autres soulèvements populaires postsoviétiques, le
mouvement qui emplit les rues d'Erevan depuis près d'un mois tient à la
destinée même de cette nation enclavée, désormais peuplée de moins de 3
millions d'habitants, qui cherche sa propre voie sans remettre en question les
grandes lignes d'appartenance stratégique.
Cette affirmation d'une destinée spécifique se veut
fondamentalement démocratique, au coeur même de la sphère d'influence dominée
par la Russie autoritaire de Vladimir Poutine. Vingt-six ans après la
proclamation de son indépendance, l'Arménie tente un pari national, celui de
choisir ses dirigeants selon un schéma inédit. Pari gagné: le député Nikol
Pachinian, 42 ans, ancien journaliste et opposant de longue date, est devenu ce
mardi le nouveau Premier ministre, après avoir mené des rassemblements
antigouvernementaux pendant une vingtaine de jours. jours.
Du Parlement à la rue
La crise a surpris tous les observateurs. Car elle s'est
déroulée sur deux fronts : parlementaire et populaire.
Elle naît de façon évolutive, à partir du 13 avril 2018,
de l'accumulation des manifestations de rue contre la concentration des
prérogatives entre les mains du Parti républicain d'Arménie (HHK, Hayastani
Hanrabedagan Koussagtsoutioun), qui régit toute la vie politique et a le
soutien des principaux acteurs économiques, les oligarques proches du
président. Le 17 avril, grâce à une modification de la Constitution fort
opportunément effectuée en 2015, le président sortant, Serge Sarkissian,
atteint par la limite constitutionnelle de deux quinquennats successifs, est
investi Premier ministre et doté de l'essentiel des prérogatives de l'exécutif
par une majorité parlementaire largement acquise. Calqué sur l'échange de
sièges entre Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev (de 2008 à 2012), ce tour
de passe-passe attise soudain le feu qui couvait. En quelques jours à peine, le
pouvoir du Parlement se voit concurrencé par celui de la rue.
Une population soudée scande le slogan "Merjir
Serjin !"("Serge, dégage !"), tandis qu'un leader émerge de la
foule : Nikol Pachinian, député du petit parti Yelk (9 députés sur les 105 que
compte le Parlement). De jour en jour, le flot populaire ne cesse de croître
jusqu'à l'annonce, assez surprenante, de la démission de Serge Sarkissian, le
23 avril, accompagnée de mots inhabituels : "Nikol Pachinian avait raison.
Et moi, je me suis trompé." Il est probable que des voix dissidentes au
sein du Parti républicain aient contraint Sarkissian à faire cette déclaration
pour laisser une porte ouverte à Pachinian.
Ce dernier, en tout cas, revendique très rapidement le
poste de Premier ministre et, apparemment sûr de son fait, sollicite
l'investiture du Parlement. Or, le mardi 1er mai, il n'obtient que 45 voix de
députés en sa faveur (55 votes contre) - quand on sait que le Parti républicain
d'Arménie dispose à lui seul de 58 sièges. Le soir même, Nikol Pachinian se
déchaîne sur la place de la République, à Erevan, se plaint qu'on lui ait
"volé la victoire" et promet un "tsunami politique" à
travers une grève générale. Mais il ajoute, avec le souffle de ce mouvement :
"La révolution de l'amour et de la tolérance continue." Dans la
foulée, le Parlement annonce qu'un nouveau vote aura lieu le 8 mai pour élire
un Premier ministre. Le jour venu, seul candidat en lice, il est soutenu, cette
fois, par 59 députés.
Une aura et une espérance
L'homme qui tire son aura des rassemblements populaires
n'est pas un inconnu. A 42 ans, il dispose déjà d'une solide expérience
d'opposant, assortie d'un séjour derrière les barreaux interrompu par une
amnistie. Nikol Pachinian est le catalyseur de la révolte ; il fournit au
sentiment d'exaspération des foules un visage marquant, qui n'est pas banal.
Barbu, la plupart du temps affublé d'un sac à dos, il porte le treillis d'un
trekkeur qui gravirait le mont Ararat et emploie un langage volontiers décalé,
allant jusqu'à exalter les bons sentiments, ceux qui parlent au bon peuple,
plutôt que d'égrener son programme de gouvernement, à vrai dire assez dépourvu
de propositions concrètes.
Peu importe, il est à la fois le porteur d'une aura -
celle d'un homme qui se bat au nom des principes démocratiques depuis la
première élection de Serge Sarkissian, en 2008, au prix d'affrontements qui
firent alors dix morts - et le héraut d'une espérance - il a su braver le vieux
système, pourtant parfaitement verrouillé, au nom des aspirations réformatrices
de la jeunesse arménienne. Dans le feu de l'action, Pachinian se montre plutôt
habile : il ne prend pas d'engagement chiffré et préfère mettre l'accent sur la
fin de la corruption, la réduction des inégalités, la lutte contre les
monopoles...
L'Arménie reste dépendante de la Russie
Son point fort reste son habileté à l'égard de la Russie.
Il ne propose aucune remise en question du lien qui existe entre Moscou et
Erevan, bien au contraire, il confirme les options stratégiques essentielles. A
la différence des soulèvements populaires qui ont secoué la Géorgie, lors de la
révolution des Roses (fin 2003), puis l'Ukraine (fin 2013 et début 2014),
l'Arménie ne s'inscrit pas dans un renouvellement politique sur fond de
sentiment antirusse ; la contestation ne vise que la classe dirigeante au
pouvoir depuis l'indépendance. Moscou a officiellement observé une forme de
distance - tout en maintenant un contact étroit avec toutes les parties pour
garder la main. Car l'Arménie reste très étroitement dépendante de la
Russie.
Pachinian ne dérogera pas à la
dose de sujétion incompressible pour un faisceau de raisons très pesantes :
le conflit qui oppose depuis 1988 Bakou (Azerbaïdjan) à Erevan autour du
Haut-Karabagh, dont l'indépendance a été consentie par Moscou en 1991, la
présence d'une base militaire russe en Arménie (le long de la frontière avec la
Turquie), l'appartenance à l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC),
placé sous la férule de la Russie, l'approvisionnement en gaz naturel russe, la
présence de plus de 2 millions d'Arméniens sur le territoire de la fédération
de Russie, l'adhésion à l'Union économique eurasienne, voulue par Vladimir
Poutine, notamment pour contrer l'accord d'union douanière proposé par l'Union
européenne, point de départ de la crise ukrainienne... Il y a tout ce que Nikol
Pachinian peut incarner et les pièges dans lesquels il ne veut pas tomber.
C'est en cela que le cas arménien représente une première dans l'espace
postsoviétique
Par Christian Makarian,
publié le
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